Fictions interactives, etc.
Que faire ici?
- Découvrir la BD Le Réprobateur.
- Regarder Prise multiple, la web série à sketches (et sa version sous forme d’installation vidéo en ligne).
- Lire les web comics 36flux, les comic strips en pixel art adouci.
- Naviguer dans des créations interactives qui ont marqué la scène numérique des années 90 et 2000: L’Égérie, 20% d’amour en plus, Pause, Le Réprobateur.
- Retrouver des jeux d’aventure des années 80, pour les nostalgiques des ordinateurs Apple II et Atari ST.
- Des textes théoriques, pour les spécialistes de la création numérique.
- Trois digressions: le sketch Les Blanches, la chanson La maladie mentale, la nouvelle Godzilla et la cuisine à l’huile.
La bande dessinée
Créé à l’origine pour une fiction numérique (ci-dessous), Le Réprobateur est désormais aussi une bande dessinée, à lire en version papier ou au format ebook.
Elle a été réalisée avec Hélène Moreau.
La web-série
Couple geek, couple mélangé, vieux couple, couple impossible… Aujourd’hui, le couple est partout. Peut-être même en avez-vous un à la maison. Mais qui est-il vraiment?
À chaque épisode, le même sketch — rejoué quatre fois.
Prise multiple invente la web-série quadruple-effet: ambiance «vidéo du net», ambiance «télé-réalité», ambiance «rose», ambiance «culturelle».
36flux webcomics
un pixel art adouci
La maladie mentale
Un morceau électro-pop pour sautiller au rythme de la psychopathologie
La maladie mentale
Paroles
Un peu rêveur sur ma bulle
Quand je m’isole
Enfiler dans ma cellule,
La camisole.
Les mains dans l’dos avec ma paille,
J’écris en lettres capitales:
La maladie mentale,
La maladie mentale.
Prends des notes et bourre-moi l’cul
d’anxiolytiques,
Hippocrate aura rendu
son diagnostic.
Ça finit en nu intégral,
ma place au chaud dans les annales
D’la maladie mentale,
La maladie mentale.
Mon dessert du réveillon,
Entre quat’ murs;
La danse et les cotillons
Dans le bromure.
C’est pas bon bon pour le moral,
C’est pas trop l’ambiance tropicale,
La maladie mentale,
La maladie mentale.
(Solo)
Elle m’a dit «c’est pour la vie»
La première fois.
Ma neurasthénie m’a mis
La bague au doigt.
Elle est tapie au creux d’ma moelle,
Elle est pas près de s’faire la malle,
Ma maladie mentale,
Ma maladie mentale.
Je vais passer parmi vous,
Messieurs, mesdames,
Solliciter quelques sous,
La bonté d’âme.
À la guitare, sous Gardenal,
Je viens vous chanter l’intégrale
D’la maladie mentale,
La maladie mentale.
(Coda)
Les Blanches, comment les séduire
Le guide complet en vidéo
Jacques Chambolle-Musigny et la délicieuse Nathalie vous dévoilent les secrets de cette communauté dont tout le monde parle.
Inclut la séquence «Cinq choses à ne pas dire à une Blanche».
Avec Sarah B. et Emmanuel Ménard. Collaboration artistique Emmanuelle Monteil.
7 minutes.
Une force entre vous et la tentation, 2008
Paris, 1984. Gildas Noblet est un réprobateur professionnel. Il accompagne ses patients partout où ils vont et réprouve en silence leurs faiblesses et leurs tentations.
Un roman graphique, une histoire interactive. Un cocktail d’illustrations, de textes et de vidéos, servi sur un étonnant plan en trois dimensions.
Publié à l’origine en 2008 sous forme d’application, Le Réprobateur se joue désormais en ligne dans une version reprogrammée à partir des éléments originaux.
Il est illustré par Hélène Moreau.
Un roman graphique interactif, 2002
Illustré par Hélène Moreau et publié à l’origine par Kaona, Pause propose une navigation rétroactive originale, dans laquelle l’action du lecteur détermine ce qui a pu se passer avant la scène actuelle.
Il reçoit à sa sortie un accueil amical de la presse de l’époque (Télérama, Libération, Lire…) et remporte le prix du meilleur CD-Rom de l’année de la Société civile des auteurs multimédia.
Comment jouer Pause et 20% d’amour en plus sur Mac ou PC?
En créant gratuitement et légalement un pseudo-PC sous Windows 98.
VirtualBox permet d’installer sur un ordinateur contemporain une machine virtuelle qui exécute, dans une fenêtre, un autre système: on fera par exemple tourner sans grande difficulté Windows 98 sur un ordinateur Windows 10, Mac ou Linux. Microsoft propose par exemple une «image-disque» officielle de Windows 98 (format .vdi), avec laquelle Pause est compatible.
Encore plus simple: l’image-disque complète au format .vdi, avec Pause et 20% d’amour en plus déjà installés.
Autre possibilité: SheepShaver, qui «émule» les Macs des années 1990. S’il est plus difficile à installer (Apple ne propose pas officiellement de copie de ses anciens systèmes), SheepShaver fait tourner Pause, 20% d’amour en plus, L’Égérie et bien d’autres applications dans d’excellentes conditions.
Les archives Pause comprennent:
- La jaquette et la documentation d’origine, recto et verso.
- La capture du CD-Rom d’origine au format .iso, à insérer dans un lecteur de CD virtuel ou à graver pour les plus nostalgiques.
Les archives 20% d’amour en plus comprennent:
Une vaste entreprise de raccordement de la littérature au réseau électrique, 1996
Léo a vingt-cinq ans, ou peut-être trente. Obsédé par l’idée de rompre avec les stigmates de sa famille, il partira en quête d’une rédemption, réelle ou illusoire, en tentant de séduire les filles qui passent par là — dont la gironde Warda, championne du monde des voisines. Une fiction pleine d’espoir ou bien notablement déprimante.
Grâce à L’Égérie, 20% d’amour en plus bénéficie en 1996, au début de la popularisation du «multimédia», d’une sortie commerciale sur CD-Rom chez l’éditeur Kaona. Il donne lieu, avant même sa publication, à nombre d’articles, expositions, cours et conférences.
Illustré par Fabrice Le Minier.
Comment jouer Pause et 20% d’amour en plus sur Mac ou PC?
En créant gratuitement et légalement un pseudo-PC sous Windows 98.
VirtualBox permet d’installer sur un ordinateur contemporain une machine virtuelle qui exécute, dans une fenêtre, un autre système: on fera par exemple tourner sans grande difficulté Windows 98 sur un ordinateur Windows 10, Mac ou Linux. Microsoft propose par exemple une «image-disque» officielle de Windows 98 (format .vdi), avec laquelle Pause est compatible.
Encore plus simple: l’image-disque complète au format .vdi, avec Pause et 20% d’amour en plus déjà installés.
Autre possibilité: SheepShaver, qui «émule» les Macs des années 1990. S’il est plus difficile à installer (Apple ne propose pas officiellement de copie de ses anciens systèmes), SheepShaver fait tourner Pause, 20% d’amour en plus, L’Égérie et bien d’autres applications dans d’excellentes conditions.
Les archives Pause comprennent:
- La jaquette et la documentation d’origine, recto et verso.
- La capture du CD-Rom d’origine au format .iso, à insérer dans un lecteur de CD virtuel ou à graver pour les plus nostalgiques.
Les archives 20% d’amour en plus comprennent:
L’Égérie, la vie d’Amandine Palmer
Pratiquement la première fiction numérique de tous les temps, 1990
Réalisé avec Laurent Cotton dans l’obscurité en 1990 pour l’Atari ST, puis adapté en 1993 pour Mac — cette fois-ci sous l’intérêt d’une scène numérique à l’époque à peine émergente —, L’Égérie fait partie des toutes premières expériences de littérature électronique, rompant avec l’univers des jeux d’aventure.
L’Égérie se joue désormais en ligne, dans une version reprogrammé au plus près.
Dossier Palmer, Hawaii, Bill Palmer
Les premiers jeux d’aventure
Textes sélectionnés
Godzilla et la cuisine à l’huile (une courte nouvelle)
Délaissant un instant la fiction numérique — un peu comme ces musiciens lourdement amplifiés qui reviennent, de temps à autre, tirer des sons d’une bonne vieille guitare de bois —, j’ai eu envie en 2003 d’écrire en français courant cette brève nouvelle, dotée d’un début et d’une fin.
Peccadilles, débutants laids, vous n’y connaissez rien. Vous avez des pellicules ? Les miennes s’enfuient en me voyant.
Pour faire court, je ressemble un peu à Godzilla qui aurait des problèmes de peau.
On pense à mon sujet à une sexualité interlope et sulfureuse, on envisage, sans trop s’y pencher, des organes hors de proportion — et tout le monde pense que je me vante un peu lorsque je raconte que les putains refusent toujours de me prendre de l’argent. En fait, elles refusent surtout de monter avec moi.
C’est peu dire, donc, que je ne suis pas très beau, et qu’il m’est tout loisible d’avoir un peu mauvaise mine sans qu’on s’en formalise. (Ce qui est génial avec moi, c’est que, même si j’ai un physique un peu difficile, j’ai toujours vachement d’humour sur moi-même — c’est une formidable leçon d’optimisme.)
« Vous n’êtes pas laid, Balthazar, vous êtes différent » m’avait sentencé le conseiller psychique que j’étais allé consulter — puisque, on l’a vu, les putains ne voulaient pas. (Oui, je m’appelle Balthazar : mes parents avaient senti dès ma naissance qu’il fallait vite me trouver un prénom exceptionnel.) « Et puis, au moins, on ne vous oublie pas ! » avait-il cru bon d’ajouter.
C’est sans doute parce qu’elle se pratique avec des animaux morts et des légumes peu regardants sur le physique des gens que la cuisine a eu, très tôt, mes faveurs.
L’absence de Godzillette aux fourneaux de mon quatre-pièces cuisine m’aura donné tout loisir de manier le matériel considérable et tous les ustensiles contondants que j’ai pu, grâce aux économies réalisées sur le dos des putains, accumuler. L’art culinaire — m’autoriserez-vous à épancher ici quelque théorie sur le sujet ? — aura eu, certes, son lot de tâcherons médiocres et d’industriels cupides ; il n’est pas faux non plus que la pitance des pensionnats et des hôpitaux aura donné à des générations entières d’élèves et d’accidentés bien des envies de faire le mur ou de retomber dans le coma pour le déjeuner. Mais quel vrai bilan en tirer ? Un lot anecdotique de médiocrité, de mauvais souvenirs, d’égoïsme, d’inappétence et de libéralisme qui ne pouvait guère toucher qu’au dégueulasse ou, à la rigueur, au limite gerbant.
J’ai, pensez-vous, étudié la question : même les panses de brebis farcies, les fromages au lait cru, les sauterelles grillées et les gâteaux au durian, une fois que leurs amateurs se fussent enorgueillis que leur raison adulte ait prévalu sur la répulsion qu’inspiraient ces aliments, distillaient d’authentiques et sincères plaisirs gustatifs, décuplés par l’ivresse patriotique et le sentiment d’adhésion à un modèle de réglementation des échanges internationaux. Je sentais bien, sans pouvoir encore tout à fait formuler ma démarche, que, là où la science politique avait connu dès l’origine d’authentiques génies du Mal, là où la sexualité avait eu Sade et von Sacher-Masoch, là où la sculpture contemporaine avait rencontré Joseph Beuys et le rock’n roll Johnny Rotten, la gastronomie entamait le troisième millénaire en tant qu’art encore mièvre, vaguement figuratif, entravé de Bien, de Beau et d’humanités pompières.
Malgré l’Assistance Publique et la tarte au maroilles, la cuisine perverse s’était arrêtée au milieu du gué. Il fallait s’enfermer chez soi, fermer les volets et se mettre au travail. Je démissionnai de mon poste de contrôleur de gestion et préparai la liste des commissions.
Je débutai par une simple gigolette de taupe de nos vergers (Talpa europeæ) rissolée dans ses humeurs — un plat rapide à préparer, à la portée du jeune pervers.
Après la nécrose de pied de biche en gelée et son coulis de fruits blets, je prenais une certaine assurance et m’attaquai au gratin de vermines au vert de gris et son carpaccio de méduse des mers du nord (qu’il me fallu toutefois peaufiner durant un certain temps). Je ne négligeais pas les entrées pour autant, avec les menues biopsies de vache folle « à l’angloise » sauce vache-qui-rit et le croustillant de ténia entier au vin de messe (selon grosseur). Mais c’est, je crois, la petite branloudée de cochon de lait servie sur son lit de placenta aux herbes tendres qui me fit perdre le sens du temps, du jour et de la nuit.
Pour en garder la trace, je noircissais des carnets entiers des recettes que, la bave aux lèvres, rendu dans mes états seconds, je réalisais les unes après les autres : aisselle de rat musqué en transpirade venue avec son chaud-froid de chiendent à la sarcelloise, poêlée de cou de cafard à la noix, pudding aux navets « Tchernobyl » et vinaigre bubonique, foie de morue en cirrhose à l’unilatérale (accompagnée de sa brique de Carré de vigne), chiffonnade de peau de vache à la crème d’andouille, lombrics en robe des champs marinés à la lavande, terrine forestière de moelle d’agneau en leucémie et petits boudins du même, salade de mycoses de veau fumées au pin vermoulu et cœurs de pommes revenus à eux, goitre de porc aux ar…
J’avais dû, hagard, titubant, l’œil rougi, m’évanouir sous le coup de la fatigue ou du fumet de la cassolette d’acariens fermiers au piment torve que je venais de me servir. Je me relevai du parquet de la salle à manger et ouvrai les volets. Il faisait jour ; j’avais, ma foi, assez bien dormi. C’est pendant que, sous la douche, je me lavais les cheveux, que se précisa dans mes esprits regagnés l’envie d’une tasse ou deux de Yunnan impérial TGFOP accompagné de scones à la confiture de coing — ce cydonia vulgaris si mal aimé, disgracieux et astringent dont j’imagine qu’il avait fallu, durant des siècles, la persévérance d’une lignée de cuisinières obstinées tentant en vain, sous les risées des mangeurs de pommes, de l’accommoder à toutes les sauces pour qu’enfin, sublimé par le hasard d’une confiture, il nous révélât alors sa vraie nature et, en ce bas monde, sa délicieuse raison d’être. Je n’oubliais pas non plus de me raser et de me brosser les dents.
Dehors, sur le chemin du salon de thé qui m’attendait, l’air semblait acidulé ; en marchant, je plaçais mes pieds chaque fois au bon endroit sur le trottoir ; d’un sourire, je répondais aux bonjours qu’on m’envoyait. Elles étaient girondes, avaient lustré leurs cuissardes et mis de l’anti-cernes ; il m’a bien semblé ce jour-là que les putains me regardaient autrement.
Dix idées sur la création numérique (théorique, court)
Un article de 2002, publié à l’origine sur ce site. Incendiaire et exalté, mais quelques points sont toujours d’actualité.
Les expositions se moquent parfois un peu du monde. Il va falloir se soucier des conditions d’exposition publique des œuvres numériques. Notre domaine semble être le seul dans lequel certains artistes sont censés accepter de partager un poste avec d’autres œuvres, réalisées par d’autres artistes. Imaginez la réaction d’un peintre un peu impulsif si le directeur d’une galerie lui expliquait que, à cause du manque de place, il allait exposer sa toile dans le tiroir d’une commode avec une étiquette dessus.
Les mots sont importants. Certains mots sont usés, péjoratifs ou tout bonnement inappropriés. En attendant qu’ils se refassent une santé, je propose un moratoire durant lequel nous nous interdirons, en évoquant la création numérique, d’employer des termes tels que « interactivité », « multimédia », « produit », « contenu » ou « Raymond Queneau ».
Le futur commence à avoir bon dos. Plutôt que d’attendre, de s’excuser ou de spéculer sur le matériel, nous ferions mieux de nous demander — là, ici, maintenant — ce que nous avons à dire et par quel moyen nous allons le faire. Sans volonté artistique, le temps n’arrangera rien : en soi, le futur n’est jamais qu’une espèce de présent avec plus de méga-octets disponibles.
Debout, les pleutres ! Personne n’a à répondre à la question de la légitimité de la démarche de l’art numérique en fonction d’un quelconque « marché » qui devrait lui préexister. Le public n’attend rien et ne demande rien à personne : dans le passé, le public n’a pas organisé de pétition pour exiger l’invention de l’imprimerie, du cinéma, du football, de l’informatique personnelle ou du rock’n roll ; il ne formera pas non plus de syndicat et n’organisera pas de manifestations entre Bastille et République pour réclamer de la littérature électronique ou des univers génératifs à ceux qui n’osent pas en faire.
Soyons solidaires avec les nécessiteux. Le passé des portails internet pour les nains jardiniers ou des CD-Rom culturels sur le Maréchal Pétain et la peinture à l’huile ne nous concerne pas et ne nous apprend rien sur notre avenir. Mais pour venger nos amis marchands de leur lamentable échec, nous essaierons en faisant de l’art de regagner tout l’argent qu’ils ont perdu en faisant des conneries.
Nous sommes trop tristes. Nous nous sommes trop plaints ouvertement du financement, de l’édition ou de la distribution. Le public se fout de nos problèmes de logistique. Ces difficultés, prévisibles, ne sont jamais qu’à la hauteur de l’enjeu. Notre but est d’arriver à imposer un nouveau mode de conception et de perception de l’œuvre d’art ; qui a pu croire qu’un projet aussi ambitieux allait se réaliser du jour au lendemain ?
Les ficelles numériques n’étonnent plus personne. C’est une excellente nouvelle : plus de gens vont faire attention à ce que, par leur intermédiaire, nous avons envie d’exprimer
N’ayez pas peur, c’est juste de l’art. Jusqu’ici, la plupart des avis émis sur une œuvre numérique, la plupart des comportements qu’elle inspire (indifférence ostensible, obstruction caractérisée, enthousiasme convulsif) relève davantage de la défense d’intérêts catégoriels, de l’encouragement ou du dénigrement du principe même de la création numérique que d’un véritable jugement de la valeur artistique spécifique de cette œuvre.
Libérons-nous doucement de la modernité. Nous avons parfaitement expliqué à quel point nous étions audacieux et drôlement innovants — et il est bien possible que tout le monde ait fini par le comprendre. Il est peut-être temps de montrer maintenant que le numérique s’inscrit aussi, tout simplement, dans la continuité logique d’une évolution de la narration ou de la représentation, entamée bien antérieurement.
Nous sommes des artistes outrageusement prétentieux, mais pas encore assez. Sous toutes ses formes, la musique électronique est d’abord de la musique. Que certains clercs cacochymes, par incompréhension, inertie ou crispation corporatiste, ne puissent pas admettre qu’il en est de même pour l’art plastique ou la littérature est évidemment un peu pénible. Nous sommes ouverts à tous les échanges et toutes les coopérations, mais nous nous passerons d’eux et de leur avis s’il n’y a pas moyen de faire autrement.
20% d’amour en plus, une présentation
Un texte assez complet autour une conférence donnée au Centre Pompidou en 1997. On pourra lire 20% d’amour en plus en se passant tout à fait de son bagage théorique, mais bien des intentions exprimées ici s’appliquent à des travaux plus récents.
« Bien sûr nous sommes tous perdus ; mais nous allons quand même nous en sortir. Grâce à l’Art et, après consultation, aux femmes, nous resterons sans espoir, mais avec brio. »
Léo, le narrateur de 20% d’amour en plus, ne dit pas autre chose. Léo est de cet âge qui apprit à lire aux lueurs du premier choc pétrolier, et devint adulte un peu par inadvertance. C’était le temps où nos parents, unis et vivants pour l’éternité, nous rêvaient d’un Dieu protecteur et d’un poste d’encadrement dans le secteur tertiaire ; où les filles chercheraient un jour la compagnie de tous les bacheliers… Bien sûr ces choses-là font aujourd’hui sourire, comme le modèle républicain ou les week-ends sur la Lune du vieil an 2000, car nous avons appris que la mort existe, et toujours pas à parler aux filles.
Endogamie et consommation manufacturée, catholicisme romain et rôtis dominicaux : voilà donc le modèle dont Léo ne veut plus être complice. Pendant qu’il écrit le courrier d’une revue pornographie, avec parfois quelques molles tentations littéraires, Igor, son meilleur ami, croit encore aux années 80 et débite avec un enthousiasme indécent ses fantasmes entrepreneuriaux (quotidien sur CD-ROM, jeu interactif pour une chaîne câblée grecque…). Quel que soit le problème de Léo, Igor trouve toujours une solution pour ne pas en sortir. Ils ont en fait, comme à peu près toutes les personnes de cette génération, chacune à leur manière, avec une opiniâtreté qui force l’admiration, décidé de foutre leur vie en l’air.
Mais si 20% d’amour en plus veut montrer à quel point il est devenu difficile d’être un homme, la rédemption de Léo n’en viendra pas moins des femmes — Warda, Najat ou quelqu’autre gironde arabo-berbère convoitée à vue.
Car si les femmes sont parfois cruelles, elles ne le sont jamais tant que par leur absence…
L’art pour l’art : une fin en soi ?
Pour partager ses sentiments, quoi de meilleur qu’un peu d’art ? En soi, un geste d’auteur n’appellerait guère de commentaires — mais voilà : nous sommes dans le multimédia .
Le titre « 20% d’amour en plus » se prête volontairement à l’interprétation : la quête d’une vie amoureuse, la marchandisation des sentiments, une délicate atmosphère « art et essai » (au détriment du nom Galactic Ninja Fighter 3D prévu à l’origine), la litote douteuse d’une légère érection, la rencontre enfin entre le technique « quantifiable » et l’artistique « affectif ». Les allers-retours entre des activités violemment contrastées ont en effet constitué un des plus vifs plaisirs de la réalisation des tribulations de Léo, quand l’informaticien du matin rassurait le petit écrivain du soir. Mais, pour éloquent que soit le savoir-faire qu’elle atteste chez beaucoup, la programmation ne signifie pas à elle seule un caractère ou une vision du monde ; elle n’est pas un des beaux-arts. Et il s’agissait ici, on l’a compris, de mettre dans sa cyberculture un peu moins de cyber, et un peu plus de culture…
L’emploi, encore fréquent, du mot « produit » pour désigner des œuvres interactives incite à ce sujet à la circonspection. Ainsi est-il encore utile de rappeler que la sollicitation d’un examen conforme à sa spécificité n’implique pas l’anticipation de l’appréciation qui en sera issue : libre à chacun d’estimer que cet art-là ne vaut rien. Revendiquer sa subjectivité n’en est pas pour autant plus rassurant : combien de magazines, avec les meilleures intentions du monde, résument leur avis sur un CD-ROM, un test bien davantage qu’une critique, en une série d’étoiles ou de notes, postulant par là que leur opinion se réduit à l’addition de critères particuliers de conformité à une attente ? À leur décharge, on pourrait gloser sur les mesures prophylactiques d’usage pour éviter de s’exposer à vif au jugement du public : recyclage d’inattaquables fonds patrimoniaux, promesse d’un résultat pédagogique, prudente auto-disculpation (« la grammaire de l’interactivité reste à inventer », « nous sommes tous des débutants », « la technique est trop limitée »…), voire location de chanteurs connus — ce qui, jusqu’à une date récente, semblait faire de la pratique de vingt ans de rock’n roll un préalable obligatoire à la reconnaissance en tant qu’auteur multimédia [allusion aux CD-Rom de, ou plutôt sur, Peter Gabriel ou David Bowie, publiés peu avant].
Déplorant que le genre se réduise trop souvent à la représentation sur écran d’un autre support (livre, bande dessinée…) ou au badigeonnage d’une croûte d’interface-utilisateur autour d’un noyau d’informations inadaptées, 20% d’amour en plus s’assigne comme objectif d’aider, dans la mesure de ses moyens, à extraire l’interactivité du champ du produit dérivé.
Ce choix de l’œuvre implique un rapport tout particulier au temps : on pense ici moins aux deux années de sa réalisation qu’à un effet d’usure nettement ralenti. À la cadence où se succèdent les matériels, on peut par exemple déterminer que le succès des jeux d’action, à l’animation d’autant plus vertigineuse que l’équipement est récent, est dans une large mesure dû à leur capacité de conforter le consommateur dans l’idée qu’il a eu raison de renouveler sa configuration. Leur obsolescence rapide montre que le plaisir intense qu’ils procurent est beaucoup moins direct et « instinctif » qu’on le croit de prime abord : la jouissance ne fonctionne que parce que la performance exhibée est intellectualisée, contextualisée par l’utilisateur à l’intérieur de sa connaissance des standards de puissance en vigueur dans sa catégorie de matériel. Osant rarement des sujets contemporains, le multimédia n’en est pas moins lourdement marqué par son époque.
Cette originalité dans le temps et la subjectivité a également incité à réinterroger l’idée de « durée de vie » d’un CD-ROM, c’est-à-dire le temps cumulé avant que l’utilisateur cesse de le consulter, par lassitude ou épuisement du contenu. La notion est évidemment pertinente quand l’agrément se limite aux strictes périodes d’ingestion. Or, à l’instar d’un film dont le métrage importe peu si son souvenir se prolonge au-delà de la salle de cinéma, l’œuvre veut tenter cette rémanence, cette valeur persistante une fois l’ordinateur éteint. Sans donc que la « durée de vie » ne devienne une caractéristique totalement invalidée, aucune entrave particulière à la navigation (énigme, jeux récurrents…) n’a été placée afin de retenir artificiellement le lecteur sans lui proposer d’« information » nouvelle.
Par ces moyens, 20% d’amour en plus souhaite également se situer dans le prolongement logique d’une certaine idée romanesque.
En quelque sorte, c’est à une vaste entreprise de raccordement de la littérature au réseau électrique qu’il se propose de contribuer…
Comment vaincre son interactivité ?
Si l’on excepte arbitrairement la littérature générative et quelques hypertextes, l’écrit reste un des rares domaines d’expression encore réfractaire au 220V, malgré d’évidentes velléités de plasticité chez certains romanciers — vite réprimées par les limitations physiques de l’objet livresque. L’histoire récente, elle, nous a montré que l’appropriation des nouvelles technologies par les artistes a suivi le cheminement de l’informatisation de n’importe quelle activité : d’abord simple amplification de l’existant (les premières guitares électriques dans le jazz), puis ouverture dans un second temps vers des horizons considérables (l’ensemble des musiques électriques et électroniques inventées depuis).
La volonté de 20% d’amour en plus d’anticiper cette évolution s’est traduite par celle d’associer la création de formes nouvelles des expérimentations savantes et la finition de la production commerciale. Sa réalisation a conduit au développement de procédés aptes à justifier le recours à l’interactivité par l’élaboration d’un discours théorique conséquent, mais surtout par un fonctionnement informatique clair et un résultat narratif suffisamment probant pour, peut-être, en convaincre directement le lecteur.
L’écriture arborescente a souvent été envisagée selon ses seules contraintes, qui trouvent un équivalent dans tous les champs de création et peuvent être à l’occasion un facteur d’inspiration stimulant (on pense à la versification). Trop négativement, on a au contraire négligé sa faculté propre de véhiculer « simultanément », selon la navigation, des points de vue complémentaires.
La diversité des quatre-vingts dénouements de 20% d’amour en plus a donc été un terrain idéal pour les contradictions et les ambiguïtés de Léo, dont l’énumération (mais dans quel ordre ?) aurait précisément nui à l’expression de la cohabitation en lui de plusieurs tendances.
Le lecteur, infléchissant le cours de l’histoire en désignant sur les illustrations un objet ou un visage, n’incarne pas Léo, qui garde une certaine autonomie ; toutefois, les options proposées peuvent aussi suggérer le comportement d’autres personnages ou éléments (« Igor refuse d’aller porter la lettre », « Le téléphone sonne »…). Il a été fait en sorte que les choix relèvent du dilemme, ou du moins que chaque suite semble a priori se justifier (descendre dans la rue, ou passer un coup de téléphone ; empêcher une jeune femme de sauter d’un pont, ou ne rien tenter par prudence…). Des intitulés trop explicites sur la suite des événements (« Elle saute du pont et meurt » versus « Léo arrive à la convaincre et ils tombent follement amoureux ») auraient, en plus de déflorer les effets de surprise, conduit l’interlocuteur à opter en priorité pour les épisodes heureux, renouant avec une linéarité dont on cherchait justement à s’écarter. Dans le même ordre d’idée, l’exploration reste le but essentiel, sans interférence avec une notion particulière de score ou de solution à reconstituer. L’évolution est avant tout celle d’une narration, impliquant une irréversibilité des actions : sorti de son appartement, Léo ne pourra plus y retourner (ou, s’il le peut, le même lieux sera l’objet d’une nouvelle scène, aux options, textes et images propres).
La nécessaire pluralité des choix n’entraîne en rien une quelconque démission de l’auteur — qui prend la responsabilité de sélectionner parmi une infinité envisageable ceux qu’il juge opportun de proposer — ; elle n’entraîne pas davantage une vacuité psychologique du personnage : chacun n’hésite-t-il pas en permanence devant différentes attitudes, sans en devenir falot ou schizophrène ? Chaque parcours est au contraire l’illustration particulière d’une ambiance définie au préalable, une attitude générale qui reste peut-être, interactivité ou pas, la seule chose à être fondamentalement retenue.
On pourrait ainsi comparer une session à l’intérieur de ce réseau d’histoires à l’observation d’un même objet sous un angle toujours différent : chaque vue successive, trop partielle à elle seule pour procurer une vision exhaustive du volume, n’en donne pas moins déjà une idée de plus en plus précise de son apparence exacte.
Ce type de structure oblige le scénariste à évaluer chaque scène non seulement en fonction de son classique intérêt dramatique, mais aussi d’après son potentiel d’ouverture vers plusieurs suites intéressantes. Des éléments de 20% d’amour en plus, disséminés sur la surface de l’arborescence, tentent même de prolonger l’interactivité en établissant entre eux des résonances au-delà du seul lien « physique » d’un écran l’autre : une scène où Léo, après avoir écrit une lettre d’amour à sa voisine, maudit les femmes en attendant en vain son appel pourra — tout en restant la même — trouver un second éclairage après la découverte d’une branche parallèle où Igor fait remarquer à Léo qu’il a oublié d’y mettre son numéro de téléphone… L’effet va jusqu’à poser la question d’une possibilité de contradiction rétroactive entre plusieurs histoires : Sophie, l’amie de Léo, existe-t-elle dans les suites où elle n’est pas mentionnée ? Léo est-il alors, quand il tente laborieusement d’aborder une passante, juste un cœur esseulé, ou cherche-t-il plus cyniquement à tromper une partenaire qu’il n’évoque même pas ?
Texte, image, etc.
Les intentions exposées ici pourraient laisser entendre que la place accordée au texte tiendrait d’une façon de dogme ou de militantisme (après tout, le scénario n’est-il pas déjà entièrement à la solde du lobby cosmopolito-immigrationniste ?). En réalité, l’ensemble de 20% d’amour en plus, à commencer par son aspect littéraire, a été bien davantage conçu comme adéquation avec son objet qu’en seule réaction envers des tendances du multimédia.
L’idée reçue de la difficulté de lecture sur écran s’est bâtie sur l’envie d’exploiter en priorité des innovations informatiquement gratifiantes (3D, voix…) et, conséquence aggravante, le manque flagrant d’expertise et de soin apporté à la rédaction et l’affichage des textes, là où tout le monde admet qu’une retouche d’image nécessite les compétences d’un professionnel.
(Et il n’est que de constater le recours massif à des béquilles comme les « smileys », ces signes indiquant une intonation d’ironie ou d’agacement dans les forums de l’Internet, pour comprendre l’absence fondamentale de culture écrite qui y règne…)
Considérés physiologiquement, les écrans sont pourtant loin de procurer de si mauvaises conditions : s’ils n’ont pas la finesse de l’impression sur papier, ils présentent en revanche netteté, contraste et horizontalité. De son côté, le principe de la lecture — une liberté de mouvement, de saut, de retour en arrière — se montre très en phase avec celui d’interactivité.
Deux canaux littéraires distincts cohabitent au sein de 20% d’amour en plus : à l’arrivée sur une nouvelle scène, un texte défile automatiquement sous l’image, un peu à la manière d’un sous-titre (le lecteur peut le reprendre à son début et en modifier la vitesse). Son animation accroche le regard, et incite à prendre connaissance d’un contenu plutôt descriptif, travail informatif dont la plus grande part a déjà été effectuée par l’illustration. Les autres textes se répartissent en sept cents petits encadrés, superposés à l’image et associés à un personnage ou un objet. Ils sont pour le narrateur un biais à autant d’anecdotes, de commentaires ou de dialogues qu’ils inspirent, créant un niveau de lecture supplémentaire.
L’apparition — et la disparition — de chaque encadré à la sollicitation expresse du lecteur s’apparente à une collision entre une certaine humilité et la forte mise en valeur qu’implique la création à l’écran de ces « zones de convoitise » qui modifient la forme du curseur de la souris et indiquent que quelque chose se trouve « derrière ». Cette fragmentation pousse l’auteur à essayer de légitimer l’existence de chaque texte indépendamment des autres (révélation croustillante sur la vie de Léo, trait stylistique boursouflé de prétention, mot d’esprit de bon aloi…). Littérairement parlant, elle laisse à l’intérieur de la même scène la liberté inédite de brusques ruptures : le narrateur peut changer de temps, de style, passer d’une remarque immédiate à une considération plus générale, sans donner d’impression d’incohérence ; les digressions peuvent être d’autant plus audacieuses que le lecteur reste solidement ancré sur une illustration. Pour maintenir une expressivité importante face à l’image et une forte structure de composition, le texte a également été légèrement surponctué par rapport aux conventions classiques.
Compte tenu de la tendance oculaire à la perception d’un écran à partir de son centre, un encadré est lui-même souvent composé en paragraphes distincts, gardant parfois un sens en étant lus en diagonale ou dans le désordre. Cette absence de prescription (on peut aussi bien naviguer très vite en ne regardant que les images que s’appesantir sur chaque scène pour y lire tous les textes) pourra peut-être sembler choquante d’un point de vue artistique. Mais qu’on ne s’y trompe pas : à la coercition, 20% d’amour en plus préfère simplement une politique de séduction. Chaque ligne piaille d’envie d’être lue et, pour peu qu’on s’intéresse à Léo avec quelque ferveur, le sera probablement un jour ou l’autre…
En outre, chaque texte — au même titre que les images et les sons — tient compte du caractère réitératif inhérent à l’interactivité ; il doit dans l’idéal être assez riche pour continuer de délivrer un certain « suc » de sens après plusieurs expositions aux lecteur, se rapprochant par là davantage de la poésie prosée que de l’écriture romanesque.
Les conditions de présentation du texte (« vulnérabilité » par rapport à l’image, division en modules, concision, besoin de « mise en main »…) appellent au contraire des analogies avec la presse. Sans, ici non plus, entrer dans les détails, ce n’est donc pas par hasard qu’on retrouvera l’adaptation de certains de ses usages, tels que le colonnage étroit, les lettrines ou la justification « en drapeau » (caractères alignés uniquement à droite) sans césure de mots (un mode que les typographes savent nécessiter, pour respecter le rythme et la structure syntaxique de la phrase, de fréquents retours forcés à la ligne, précédant parfois d’un ou deux mots celui que le logiciel aurait effectué automatiquement par simple manque de place).
Le choix de la police Optima — ou plutôt de sa représentation sur écran, qui n’en restitue pas toutes les subtilités — a été opéré pour son dessin sobre, moderne et très lisible. Il s’agissait de trouver un caractère « bâtons » (sans les empattements des Garamond ou Bodoni, laminés par les faibles résolutions des écrans et assurant sur papier une horizontalité ici inutile) mais suffisamment élégant (avec de vraies boucles aux « g » et aux « a ») pour ne pas rappeler les polices standards des ordinateurs, trop associées à leur fonctionnement contingent. L’anti-aliasing — ce procédé atténuant les effets de « marches d’escalier » par la création de pixels de nuances de gris intermédiaires à la lisière du caractère — a été utilisé pour les textes défilants, dont le corps 18 acceptait ce rendu légèrement flou, mais écarté pour les encadrés en corps 14 ou 12, dont il nuisait à la lisibilité à long terme.
Au même titre, la définition du style graphique exigeait la conciliation d’impératifs informatifs et esthétiques, obtenue par la fusion de la nature directe et figurative du dessin au trait de la bande dessinée et la recherche sur la matière et la couleur permise par la peinture à l’acrylique — donnant aux deux cents illustrations de Fabrice Le Minier un cachet original et très séduisant.
Le terme « illustration » ne rend d’ailleurs pas tout à fait justice au rôle plus vaste de l’image, dont les formes servent directement au dialogue avec le lecteur.
Réalisés d’après des indications portant davantage sur les climats souhaités que sur les moyens d’y aboutir, des cadrages, des personnages secondaires, des éléments de décor non prévus à l’origine sont venus inspirer une écriture effectuée de toute façon en aval — « collant » ainsi mieux à l’image, y ajoutant sans redite une touche finale, sans faire peser sur les épaules d’un collaborateur le travail d’interprétation qu’aurait nécessité un texte écrit « à l’aveugle ». Cette forme d’improvisation autour d’un script et d’une trame arborescente rigoureusement définis a permis, dans le cadre de l’indispensable planification de ce qui reste aussi un projet informatique, de mieux répartir les tâches artistiques pour ne pas transformer la période de réalisation en ennuyeuse formalité. Pendant les travaux, la créativité continuait…
Mélange de bruits d’origine acoustique et de traitements numériques, les ambiances sonores ne sont pas en reste dans cette généreuse optique œcuménique. Elles se présentent sous forme de motifs rythmiques ou de petites compositions mélodiques, d’une durée de dix-huit secondes, au terme desquelles, leur office accompli, elles fondent dans un rapide decrescendo. Qu’elles aient été jouées et montées à partir d’objets quotidiens, rendus la plupart du temps méconnaissables, et ne contiennent pratiquement aucun dérivé d’instrument de musique ne tient pas uniquement d’une prise de distance par rapport aux banques de sons stéréotypées et aux productions de studios lourdement budgétisées. Échantillonner le bruit de deux barres de fer, d’une serrure, d’une voix, d’ustensiles de cuisine (le timbre des couvercles des rice cookers de Chine Populaire est à ce titre incomparable) revient à entrevoir presque inconsciemment le parti à tirer de sons auxquels on est habitué depuis parfois des années ; c’est la réappropriation, et la possible transmission à l’auditeur, d’un univers domestique chargé de sens. C’est également une totale fumisterie.
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À travers l’utilisation d’images fixes plutôt que d’animations, d’ambiances sonores abstraites plutôt que de bruitages explicites, de textes plutôt que de voix-off (l’absence en somme d’effets enjôleurs à la première vision, mais insupportables dès la deuxième), c’est toute une politique de retenue et d’immobilité qui a gouverné l’ensemble de la conception de 20% d’amour en plus
Son petit univers revendique ses non-dits, ses ellipses, son passage par une représentation ; il ne souhaite pas imposer un mouvement visuel, musical ou narratif, là où il peut le laisser à la discrétion de l’action du lecteur ; il ne souhaite pas se réduire à ce qui est strictement montré à l’écran, là où il peut l’utiliser comme amorce à son imagination — une vaste latitude d’interprétation personnelle toute interactive.
Nonobstant les raisons sincères que l’on peut avoir de ne pas adhérer aux déambulations de Léo, il est piquant de constater qu’une partie de ceux qui réclamaient le plus véhémentement la genèse d’un multimédia artistique ait ensuite été quelque peu dépassée par les événements — à l’image de ces personnes qui, après avoir insisté devant leurs amis pour commander un plat épicé, se plaignent de ne pouvoir l’avaler… Le fruit de ces intentions a pourtant valu à 20% d’amour en plus l’intérêt, parfois inattendu pour un genre encore confidentiel, d’artistes, d’universitaires, d’étudiants, de journalistes, d’organisateurs (d’éditeurs, même !), qu’il faut ici remercier. Leur action est, et sera, de porter à la connaissance de leurs pairs et du public l’existence d’une place pour des auteurs. Des auteurs dont le rôle n’est pas de se conformer sur-le-champ aux conceptions fluctuantes du multimédia que se font les systèmes d’exploitation, mais d’y puisser au contraire les moyens d’aller durablement à la rencontre des lecteurs. Ou, mieux encore, des lectrices…
La fin dans la narration interactive arborescente (théorique, long)
Comment en finir plusieurs bonnes fois pour toutes ? Une réflexion, autour de L’Égérie et 20% d’amour en plus, sur la façon de clore une séquence. Publié en 1995 par la revue Nov’Art.
1. La fin, de sa nécessité :
À quoi tient l’existence de la fin dans une œuvre ? On le sait, certains facteurs externes, non maîtrisés directement, contribuent à la rendre physiquement indispensable :
— l’incapacité du ou des auteurs de proposer une quantité infinie d’informations ;
— les limitations du support en termes de contenance ;
— le temps moyen que le public est supposé consacrer à la perception de l’œuvre.
Quant à la narration arborescente, l’usage répété de la fin en est une obligation inhérente ; faute de couper régulièrement et impitoyablement des branches, le scénariste trop ambitieux irait au devant du phénomène bien connu d’explosion combinatoire : une quantité de nœuds ingérable qui viendrait cruellement rappeler les impératifs ci-dessus — et particulièrement les deux premiers.
Il est fréquent de juguler ce raz-de-marée qui guette le scénariste distrait en faisant converger vers une même scène plusieurs embranchements. La méthode est classique et fort pratique : le scénariste prudent évite de se noyer tout en épargnant au navigateur la déception d’une fin. La méthode est toutefois à manier avec prudence puisqu’elle est précisément, et comme nous l’avons déjà vu dans Nov’Art n°13, le contraire de l’interactivité (aller vers différents endroits à partir d’un seul, et non l’inverse).
Le spectateur qui verrait que trop d’actions distinctes n’ont pour effet que d’aboutir au même résultat risquerait de supposer qu’un scénariste paresseux se moque de lui — et d’en conclure qu’une bonne fin vaut mieux qu’un mauvais renvoi.
2. La fin, de sa fonction :
Les manuels des scénaristes studieux nous apprennent que la fin d’un film a pour objet de répondre aux questions soulevées durant celui-ci, ou d’en poser de nouvelles — laisser le spectateur rassasié ou l’affamer plus encore, mais ne pas être neutre.
Les spécificités de l’interactivité ne sauraient toutefois se satisfaire pleinement de ces enseignements, aussi utiles soient-ils. À moins de postuler délibérément au statut d’œuvre-culte, un film ou un roman est conçu pour être lu une seule fois ; on sait qu’il en est tout autrement pour une arborescence. D’où la fonction supplémentaire qui échoit à nos fins informatiques : donner envie d’explorer à nouveau une autre branche — de continuer en somme sa navigation.
Le jeu d’action a par exemple su utiliser l’arme de la frustration au service de cet effet de dépendance qui n’aura échappé à personne : quoi de plus agaçant que de voir son vaisseau exploser juste avant le bonus ? Et quoi de plus tentant que de se relancer illico à l’assaut de la galaxie ? Mais le scénariste vigilant sait l’outil être à double tranchant : le jeu d’action se quitte toujours plus ou moins sur une mauvaise impression (la lassitude, la faim, le sommeil, le besoin d’aller gagner un peu d’argent). Les rare jeux de café qui aient proposé une issue victorieuse après un ultime tableau, une fin définitive, n’ont d’ailleurs abouti souvent qu’à frustrer le joueur, définitivement.
Dans le cas qui nous intéresse présentement, celui de la narration, il s’avérerait que les fins les plus pertinentes soient des conclusions locales, qui ne mettraient en ordre que la partie qui les précède tout en ménageant des ouvertures externes, laissant entendre que la fin proposée n’est qu’une des différentes potentialités, que d’autres conclusions — peut-être plus conformes aux désirs du navigateur — se trouvent ailleurs dans l’écheveau. Le procédé, très théorique, permet au scénariste mesuré d’encourager son interlocuteur, sans pour autant avoir recours à la frustration volontaire. Il s’agit peut-être ici du seul aspect où l’écriture interactive soit moins difficile que sa grand-tante linéaire, et l’idée qu’il existe plusieurs fins, assimilée comme un préalable, ouvre la voie à des partis pris beaucoup plus osés :
une fin inattendue, particulièrement subjective voire invraisemblable, peut très bien être admise dans l’interactivité alors que, sacralisée par son caractère unique et définitif, elle eut été considérée comme parfaitement inacceptable dans un long-métrage.
On le voit, loin de nier la personnalité d’un auteur, l’interactivité permet au contraire d’en exprimer toutes les facettes, y compris les plus « minoritaires ». Elle n’est pas sans présenter d’autres avantages : rien n’empêche non plus de jouer dans le registre de la subtilité et de tenter des parallèles entre ces fins. Si elle doit toujours se justifier unitairement, une fin peut aussi prendre tout son sens une fois qu’elle aura pu être comparée à une autre — l’interactivité permettant à l’auteur de lancer ces sortes de bombes à retardement qui exploseront dix minutes plus tard, dix jours… ou peut-être jamais, faute pour le lecteur de tomber sur la bonne scène.
On s’en doutait, il n’existe donc aucune vraie recette pour savoir si la fin est « bonne » ; simplement quelques questions destinées à en avoir une première idée : qu’apprend cette fin au lecteur ? pourquoi aurait-il envie d’en savoir plus ? quel est l’effet qu’elle doit apporter ? Sachant qu’une session à l’intérieur d’une arborescence peut s’y apparenter, que vaudrait cette fin dans un court-métrage ou une nouvelle (disciplines qui pratiquent, sans entrer dans les détails, un art de la fin, de la chute, très différent des formats longs) ?
3 La fin, comment la faire avaler :
Nous avons vu que la prudence était de mise quant à l’utilisation des renvois multiples, mais la fin elle-même n’est-elle pas l’antinomie absolue de l’idée d’interactivité ? On peut y trouver une des causes de la frustration qu’elle procure au lecteur — l’expérience l’atteste, et c’est inévitable. La fin est toujours imposée au navigateur, qui choisit rarement de revenir volontairement au début du scénario, et être confronté à des informations qu’il connaît déjà, plutôt que de poursuivre son exploration plus avant. La fin est, toutes proportions gardées, proche de la mort : inadmissible, révoltante, mais — on l’a également vu — indispensable. Tout ce qu’on peut y faire, alors, n’est qu’essayer de la rendre la moins désagréable possible ; faire en sorte que le navigateur comprenne par lui-même qu’il est en présence d’une fin, ne serait-ce qu’une fraction de seconde avant qu’on le lui dise explicitement. Elle en sera toujours un peu moins douloureuse…
Dans Afternoon, a story, Michael Joyce résout la question par le vide : il n’y a aucune fin, chaque page-écran étant reliée à au moins une autre. L’idée est élégante, justifiée dans son cas, mériterait que l’on s’y attarde davantage, mais, comme pour le jeu d’arcade, présente l’inconvénient de toujours laisser le lecteur sur une impression très partagée : puisqu’il n’y a aucun « endroit » où il serait plus justifié qu’ailleurs de quitter le programme, Afternoon ne connaît comme fin que l’ennui du lecteur. De plus, cette « non-fin » ne peut s’appliquer qu’à un exposé statique, une exploration d’éléments déjà définis — forme ni meilleure ni moins bonne qu’une autre, mais très particulière et finalement peu narrative stricto sensu. La polémique reste inutile ; mais notre problème, toujours entier…
Pour tenter de le dégrossir, jetons de nouveau un œil sur les formes classiques de narration, et constatons cette fois que leurs auteurs jouissent d’avantages inaccessibles au scénariste interactif, même imaginatif. Ne connaissant pas par définition le parcours que choisira le navigateur, il est difficile pour un logiciel arborescent de fomenter longtemps un dénouement spécifique, comme peut le faire un roman ou un film — qui y consacrent parfois toute sa longueur, comme dans le policier ou le suspense. Le caractère immatériel du logiciel prive en outre de tous repères externes (le temps écoulé depuis le début de la projection, l’épaisseur de papier restant à lire…) sans lesquelles les clôtures de bien des romans ou de bien des films seraient perçues comme brusques et inattendues.
Le cinéma s’est du reste doté de codes qui savent faire passer en douceur l’arrivée du générique : que les spectateurs voient une action statique ou répétée filmé en un long plan fixe ou un vaste travelling arrière (vu plongeante si possible), qu’ils entendent simultanément une musique « gros son en apothéose » jouée à un volume plus important, et les voilà qui reprennent déjà leur manteaux…
Un peu voyant, un peu systématique, mais d’une efficacité redoutable. Hélas, si les recettes musicales sont applicables au multimédia, les grands mouvements de caméra lui restent pour le moment interdits…
De quel autre arsenal dispose alors notre scénariste désespéré ? Eh bien, pas grand-chose… Le jeu d’aventure — bien archaïque, mais qui reste le mode de narration interactive le plus populaire — a dès le début trouvé la formule-miracle : la mort du héros. Non seulement celle-ci est parfaitement acceptée par le joueur, qui sait qu’il existe au moins une issue victorieuse, mais le trépas peut se permettre d’arriver brusquement, sans préparation aucune. On ouvre le coffre, le coffre explose, et l’affaire est entendue : tout le monde a compris que c’était fini ; on se passera d’une longue agonie. De plus, proposant majoritairement un déplacement dans l’espace, le jeu d’aventure autorise — simplifions — les retours en arrière : il évite par là bien souvent de devoir conclure une histoire qui aurait évolué. À constater ainsi la prédominance des lieux sur les histoires et le recours presque systématique à des univers à très forte mortalité finalement peu représentés dans les formes d’expression comparables (médiéval fantastique, science-fiction…), on pourrait même se demander si la formule « jeu d’aventure » ne doit pas sa création et sa pérennité essentiellement à ces facilités de mise en scène de la fin… (Elle ne nous en a pas moins offert quelques véritables chefs-d’œuvre.)
Cela dit, que doit faire le scénariste pacifique dont l’univers ne pourrait pas produire autant de ces cadavres bien commodes ? Eh bien son travail, monsieur, son travail ! Peut-être garder à l’esprit que la fin ne doit pas donner l’impression d’être un couperet, de venir colmater en catastrophe une branche de l’arborescence devenue envahissante au fil de l’écriture. La fin doit être intégrée comme un élément de la palette créative, non pas subie comme une seule contrainte. C’est dès le début que le scénariste prévoyant conçoit sa fin (et nous avons vu que cette préparation était loin d’être des plus faciles).
Le scénariste persévérant peut ainsi espérer que ses conclusions évitent de tomber, soyons triviaux, comme un cheveu sur la soupe (c’est pour m’en être fait, alors scénariste béotien, une sorte de spécialité que j’avoue avoir beaucoup travaillé le sujet…). Une fin peut intervenir relativement tôt pourvu qu’elle soit « honnête » et cohérente. On peut ici « mourir jeune », mais avoir bien vécu — et se réincarner aussitôt en recommençant un nouveau parcours. La fin peut être soudaine, mais pas cavalière : un gag doit surprendre, il ne s’en prémédite pas moins. L’effet comique (grimace, calembour, catastrophe…), plus autonome, plus mécanique, est peu utilisé au moment de conclure, même si son usage répété s’est avéré irrésistible auparavant (on le constate souvent dans les slapsticks, les cartoons ou les chansons de Boby Lapointe — pour poursuivre notre analogie avec les formats courts, la plus probante semble-t-il).
Beaucoup plus généralement, il est rarement convaincant de réinjecter tels quels les éléments qui ont servi à alimenter le développement ; autrement dit, le scénariste avisé peut baliser ses fins auprès du navigateur en les inscrivant dans une certaine rupture, qui sera perçue et décodée plus ou moins inconsciemment : un autre lieu, un autre type de cadrage, un ton différent (du calme là où il y avait de la violence, de la nostalgie après de l’humour…), les mêmes personnages plus âgés, etc.
Ici comme ailleurs, tout est affaire d’un peu de recette, et de beaucoup d’inspiration. — Ce qui ne serait pas inutile pour boucler cet article autrement qu’en queue de poisson. FIN.
Du texte et des écrans (théorique, court)
Maintenant qu’il est là pour durer, on oublie peut-être que le texte sur écran a eu, au moment où les possibilités graphiques des ordinateurs se développaient, assez mauvaise presse. Baser largement une fiction numérique comme L’Égérie sur l’écriture a pu être vu comme une sorte d’aberration ou de sacrilège. Si mon regard a évolué sur quelques points entre temps, j’ai la faiblesse de penser que cet article, publié en 1995 par la revue Nov’Art, avait plutôt vu juste…
La croyance au progrès informatique serait-elle la dernière grande forme de scientisme ? Sans approfondir le débat, on pourrait toutefois y chercher la raison de la désaffection déjà ancienne pour l’écrit dans le multimédia. Venu chronologiquement avant le son et l’image, l’écrit y est perçu comme étant humainement moins évolué (sans penser qu’il est venu, dans l’histoire de l’humanité et de l’abstraction, bien après la sculpture, la musique ou le dessin). Logeant confortablement dans la mémoire des machines actuelles, sorti du domaine de la frustration technologique, le texte n’offre donc plus guère de perspectives d’avenir stimulantes à un milieu qui a souvent fait de la vie par anticipation une seconde nature (au point de ne plus jurer que par d’affreuses séquences-vidéo une fois que la qualité des images fixes fut devenue trop bonne pour évoluer significativement).
La faiblesse rhétorique du positivisme technologique oblige cependant les informaticiens à recourir à des arguments extérieurs. Ainsi donc, alors que les tubes cathodiques n’ont jamais été d’aussi bonne qualité, alors que les possibilités de la PAO n’ont jamais été aussi étendues, lire sur un écran ferait mal aux yeux ; ainsi donc, alors que les sites les plus verbeux de l’Internet occupent le devant de la scène, alors qu’il a été la seule interface-utilisateur pendant des décennies, le texte serait inattrayant… On comprend alors mal ce qui serait advenu aux lecteurs, supposés avoir accepté il y a quelques années encore des jeux d’aventures dépourvus de toute illustration, d’un anglais ardu et d’une composition typographique catastrophique, pour se trouver censés ne plus accepter que des titres clignotants en corps 72 et des commentaires vocaux numérisés (énoncés si possible du ton « documentaire animalier ORTF »).
Nombre d’observateurs adoptent à ce sujet un air résigné, tenant un discours aussi connivent avec l’interlocuteur que paternaliste à propos du public : « Nous autres, nous pouvons bien accepter de lire — ou d’être confrontés à un contenu culturel enrichissant, à des subtilités — mais les gens, hélas! il leur faut autre chose !…
Le meilleur moyen de se constituer pour l’avenir un solide marché d’illettrés n’est-il pas effectivement de le considérer comme d’ores et déjà analphabète ?
De leur côté, les amoureux du texte n’ont-ils pas péché par une attitude trop défensive, cherchant plus à relativiser les « lourdeurs » de la lecture sur écran qu’à en promouvoir les atouts et la modernité ? Présenter le texte comme une valeur à sauvegarder ne revient-il pas à s’inscrire soi-même dans la doctrine déterministe dont on cherche justement à dénoncer l’invalidité ? En d’autres termes, un auteur n’a pas à « s’excuser » d’avoir recours à une expression qu’il s’imaginerait devoir imposer douloureusement, mais à l’assumer, la revendiquer — et la justifier dans son œuvre.
À l’instar de ces brosses recourbées qui, dit-on, atteignent des endroits inaccessibles aux autres, le corpus textuel d’une histoire interactive, le décrit, plutôt que d’être placé en concurrence frontale avec l’image, peut intervenir comme relais du montré. Son pouvoir évocateur permet notamment d’approfondir, à la demande du navigateur, le sens déjà principalement communiqué par l’image, de développer sans distraire de la trame principale les parties « obscures » du scénario qu’une scène entière, illustrée et sonorisée, eut écrasées.
On le voit, mise en conjonction avec l’image, la composante textuelle du triptyque multimédia n’a pas à en être le parent pauvre et mérite mieux que la fonction utilitaire à laquelle des esprits obtus ont voulu la cantonner. Bien au contraire, le puissant pouvoir informatif de l’illustration peut alléger l’écriture d’un rôle contingent, purement descriptif, lui permettre d’aller directement à l’essentiel, c’est à dire au sens et au style. Ainsi le mot d’esprit, la digression, plutôt jugés comme des facilités dans la narration linéaire, s’intègrent-ils totalement à une logique arborescente, où le texte peut faire preuve de la force littéraire qu’on lui connaît, mais aussi d’une humilité, d’une fugacité (on aurait envie d’écrire « d’un bon goût ») idéales pour greffer ces dernières efflorescences.
Enfin, le texte sait aller dans le sens de nombreux traits caractéristiques de l’interactivité : il préserve pour le lecteur une part d’imaginaire, une vaste latitude d’interprétation et d’appropriation ; sa représentation visuelle permet une assimilation non-linéaire (lire d’abord en diagonale, puis avec plus attention, puis s’attarder sur un passage plaisant) ; enfin, sa neutralité formelle supporte parfaitement les inévitables confrontations multiples, là où une voix-off imposée pour la énième fois deviendrait lassante.
Sans doute le texte se trouve-t-il à l’heure actuelle dans une phase de transition, les raisons de sa mise en jachère par les informaticiens étant précisément celles qui devraient désormais rassurer les auteurs.
Qu’une volonté éditoriale soit accompagnée d’un travail sur son « rendu », sa typographie, sa ponctuation, en un mot sa perception physiologique, et le texte saura imposer de lui-même ses richesses et son caractère avant-gardiste, sans propagande, sans masochisme élitiste — simplement avec plaisir.
Métaphores et références dans la création numérique (théorique, court)
Le numérique doit-il reprendre les oripeaux des autres moyens d’expression ou tenter de mettre en place son propre outillage ? Une sorte de déclaration d’indépendance à un moment-clé de l’évolution du genre… Publié en 1996 par la revue Nov’Art.
Bien avant de se faire appeler multimédia, la micro-informatique se pensait déjà au travers de la représentation du réel. Maniant encore des pages, des chapitres ou des écrans de télévision, la création interactive peut-elle trouver son identité en continuant de multiplier les emprunts formels aux autres moyens d’expression ?
Cela s’appelle une métaphore. Dans le langage des informaticiens et de leurs amis, une métaphore est la représentation d’un objet — par exemple d’un bouton en relief donnant l’illusion de s’enfoncer sous la pression.
Les logiciels multimédia, qu’ils soient des produits ou des créations d’auteur, exploitent largement le procédé : ici par des phylactères provenant du langage de la bande-dessinée ; là par des pages imprimées rappelant la littérature ; ailleurs encore par des fonds d’écran marbrés rappelant une salle de bain.
Deux remarques s’imposent : d’une part, que quelque rhéteur patenté objecterait peut-être qu’il s’agit en l’occurrence davantage d’images ou d’analogies que de métaphores (mais les rhéteurs patentés sont rares parmi les informaticiens et leurs amis) ; d’autre part, que la technologie dans son ensemble s’est toujours plu à utiliser massivement les traits de la génération précédente. À la typographie archaïque imitant les mouvements de l’écriture scripturale a succédé une typographie multimédia reprenant les empattements caractéristiques de fontes imprimées, conçues pour des conditions de lecture radicalement différentes. Les « bureaux » des Macintosh abondent à tel point de magnétoscopes et de téléphones à cadran qu’on parierait même que d’hypothétiques réseaux neuronaux proposeront un jour, dans un coin de leur espace virtuel, l’hologramme d’un ordinateur comme il en existait dans les années 1980. Et il n’y aura fallu, enfin, qu’un siècle ou deux pour produire des métaphores d’objets (bulle de BD, bouton mécanique) ayant jadis déjà métaphorisé leur modèle (bulle aqueuse, bouton vestimentaire ou horticole).
Voilà qui est bien problématique et passéiste pour qui voudrait résoudre la question de la modernité.
Car il serait sans doute candide de croire que ce recyclage iconographique massif ne relève que du seul mauvais goût des infographistes ; c’est au contraire toute une conception du multimédia qui s’y rattache : celle, non pas d’un support autonome devant générer à terme son propre outillage, mais d’un sous-genre, d’une colonie, d’une simple représentation d’un médium existant.
Le manque flagrant de distance critique de la représentation informatique dans son ensemble n’est d’ailleurs en rien incompatible avec, par exemple, des tentatives d’innovation dans le système de dialogue homme/machine — auxquelles on a justement bien souvent réduit la création de CD-ROM, tant il semble évident d’exclure jusqu’à l’idée même de production ex nihilo d’un fonds inédit et spécifique.
Mais déjà monte une clameur de la foule des directeurs artistiques : est-ce que tout cela est vraiment un problème ? Notre fameuse « identité nationale » française n’est-elle pas sédimentée d’emprunts étrangers, parfois très récents ? Un pictogramme comme la flèche n’est-il pas universel, sans que le faible nombre d’archers parmi les usagers de la RATP empêche quiconque de prendre le métro ? Baste ! laissez-nous donc symboliser les perforations des pellicules de film, nous qui n’allons jamais au cinéma ! Et battons-nous, oui, battons-nous pour le droit constitutionnel d’utiliser des textures sablonneuses achetées par correspondance !…
Soit. Mais à force de faire se ricocher les références jusqu’à en perdre le sens, la substance et l’origine, se pose un jour ou l’autre la question identitaire. Il est à ce titre très significatif que le milieu du multimédia soit un de ceux qui emploient le plus volontiers des mots, certes français, mais dans leur acception américaine. Sans même développer les cas de « versatile » ou de « opportunité », l’expression « localiser un CD-ROM » (to localize) prend ainsi un sens très différent selon qu’on s’adresse à un cybercadre parisien ou bien à un francophone : le premier comprendra « traduire et adapter à un pays » un logiciel ; le second cherchera le boîtier sous la table.
On voit par là que la méfiance vis-à-vis de l’importation servile et inintelligente de paradigmes extérieurs, mis au point pour d’autres arts que celui que nous avons choisi de créer, est un enjeu bien davantage éthique que simplement pratique ou esthétique.
S’il aspire à une reconnaissance en tant que tel du genre auquel il participe, l’auteur multimédia ne saurait donc de surcroît se satisfaire des termes de jeu, d’hyperroman ou de BD interactive que transitoirement, par commodité, le temps qu’un journaliste inspiré lui fasse don d’un néologisme adulte, le libérant aux yeux du public d’influences classiques qu’il doit rechercher, respecter, apprécier, gérer et reconnaître — mais en fonction desquelles il n’a pas à se définir.
L’ère post-ludique (manifeste incendiaire)
La prise de distance de l’article pourra sembler aujourd’hui radicale, inutilement politisée, maintenant qu’il est devenu évident que, si la création numérique n’est pas devenue un art populaire, l’informatique et les réseaux ont contribué à multiplier les moyens d’expression bien en dehors du jeu
Entendons-nous : il n’y aurait aucune raison de mépriser par principe le jeu vidéo — l’auteurisme n’est jamais une garantie et il y a, dans ce que le cinéma ou la littérature a compté de plus inventif, un bon nombre d’œuvres « de genre », que les milieux intellectuels découvrent parfois longtemps après le public (la fameuse « réhabilitation »).
L’industrie du divertissement ludique pèse un poids encore plus considérable qu’alors — c’est, après tout, une légitimité qui en vaut bien une autre —, mais on pourrait, longtemps après, reconduire le constat de la rigidité et de la pauvreté des formes qu’elle propose.
(Quant à la « représentation des diversités », évoquée incidemment dans le texte, qu’elle soit devenue l’espèce d’incantation institutionnelle que l’on sait ne fera pas oublier, j’espère, qu’elle a pu être une question posée en bien d’autres termes à la fin du siècle dernier.)
Publié à l’origine en 1996 par la revue Nov’Art.
C’est le meurtre du père qu’il faut accomplir. Ce sont les derniers résidus du jeu que la création interactive doit éradiquer, dont elle doit se départir. Affirmer — constater — que l’âge d’or du jeu informatique est historiquement derrière nous requiert de comprendre le processus d’influence d’un genre, de ses prémices, de son faîte — de son déclin, enfin. Qu’il ne se soit sans doute jamais aussi bien vendu qu’en 1996 n’y changera rien : il n’est plus significatif en tant que vecteur de suggestions ; il n’est plus un terrain d’idées.
Pour des raisons bonnes ou mauvaises, les textes de Guy Debord, publiés à l’origine à quelques dizaines d’exemplaires, ont modifié la conscience de leur époque, et de l’époque qui a suivi la leur. Pour de bonnes raisons, assurément, personne ne se réclame de la pensée politique d’Alain Duhamel et des parts de marchés qu’elle inspire. Toutes proportions gardées, il n’en va pas autrement de ce qui ici nous intéresse.
Comme la pop anglaise, le jeu a fait son temps. Cela ne signifie pas que, pendant longtemps encore, il ne connaîtra pas de rentabilité, ni qu’il ne sortira pas l’an prochain de bons disques de pop anglaise, ni même qu’il n’existera plus jamais de jeux honnêtes ou bien réalisés (voire, qui sait, amusants).
Plus simplement, il n’a pas été publié de produit ludique qui depuis une décennie n’ait été la reconduction d’un prédécesseur, la remise à niveau technique d’un modèle défini au cours de la première moitié des années 1980.
Plates-formes, shoot’em up, aventure, sport, simulateur de vol — rien de nouveau. En plaçant sur les CD de Phantasmagoria des images de Mystery House, Roberta Williams croit mettre en exergue un progrès accompli le long de la quinzaine d’années qui sépare son premier logiciel de son dernier en date ; elle n’en souligne que de manière plus criante encore que son évolution personnelle s’est résumée à une validation des augmentations successives de la capacité des cartes vidéos, et que sa superproduction reste dans son essence un jeu d’aventure de machine huit bits.
On pourrait multiplier les exemples: Wolfenstein 3D doit jusqu’à son nom à un titre vieux de seize ans ; adulé des enfants, Super-Mario est un vieillard. Si la mutation est aussi linéaire, si elle est aussi prévisible, elle est alors insignifiante. Il s’en trouvera toujours pour préférer Ella Fitzgerald à Patricia Kaas, Kraftwerk à la techno (et, dans Kraftwerk, le Robots originel à sa triste auto-resucée house). Tout est désormais pareil, l’époque en moins.
Nous voilà donc à l’idée d’avant-garde, ou du moins d’actualité, qui se fait avec beaucoup d’humanité, et peu de C.N.P.F. [syndicat patronal, aujourd’hui MÉDEF]. Car pour qui le fréquente ou en perçoit encore quelque écho, l’essentiel du milieu professionnel du jeu présente de nos jours toutes les caractéristiques de la droite conservatrice : osmose bienheureuse avec l’économie libérale ; allégeance revendiquée à l’hypothétique demande d’un public, qu’en privé on méprise ; académisme étroit des référents culturels ; nivellement prudent des représentations des diversités ethniques ou sexuelles ; croyance amusante aux notions de beau et de vrai ; taylorisation parfaite de la production.
Le jeu n’a pas su et pas voulu se doter d’auteurs, de personnalités publiques autres que celles de roitelets, de branchés, de cybercrétins, de chefs d’entreprise. Il rêve d’audiovisuel, il en est resté à l’électroménager.
Après une période de créativité exceptionnelle, on ne lui reprochera pas de ne plus avoir découvert depuis d’autre forme nouvelle que le rectangle du chéquier parvenu au courrier du matin. Son objectif n’est, visiblement, plus là. La créativité est ailleurs, dorénavant transférée chez des auteurs dont on connaît les noms [en fait, pas tellement].
Comme — paraît-il — la pop anglaise, le jeu a fait son temps. L’ère est au post-ludique. Cela ne signifie pas qu’il faille brûler ce que l’on adora ; mais qu’il faut continuer d’adorer ce qui fut adorable, et passer à autre chose. Dans leur appropriation de l’interactivité et de la technologie de leur temps, les artistes ont même bien souvent légitimement précédé le jeu vidéo ; il n’a même pour certains jamais rien signifié. Pour les autres, la création interactive descend du jeu, tout comme l’Homme descend du singe.
Durant l’indispensable période « nationaliste » qui se profile devant eux, ils devront marquer, parfois avec excès, leurs distances avec le jeu passé, avec sa notion de gain, de quantification du parcours, son exaltation techniciste, sa linéarité in fine, sa population stérile qui n’a que l’absence de femmes qu’elle mérite ; ils auront à consommer la rupture avec ces non-histoires sans chômage, sans jeune amie qu’on embrasse dans le cou ; divorcer d’avec ces choses qui, sur le sujet de notre vie, n’ont plus rien à nous dire.